Des Burgondes aux Bourguignons
L’héritage des Burgondes
Malgré les faiblesses de leur royaume, les Burgondes ont réussi l’exploit de voir leur nom survivre au-delà des siècles, à l’instar de peuples beaucoup plus puissants qu’eux comme les Francs et les Alamans. Le modèle de société que les rois burgondes ont fondé a largement compensé leur infériorité numérique et leurs nombreuses défaites militaires pour ancrer si fortement leur souvenir dans la mémoire collective que des villes et régions comme Genève, Lyon, Dijon et la Bourgogne leur doivent plus que leur nom: une histoire.
La Burgondie fleurit sur les cendres du royaume burgonde
Les rois burgondes avaient un programme politique destiné à garantir la survie de l’entité géographique qu’ils avaient construite. Ils voulaient assurer à court terme la bonne entente entre Burgondes et provinciaux et, à plus long terme, la fusion de leur peuple avec les Gallo-Romains. Les historiens du XIXe siècle ont estimé que les Burgondes étaient plus doux que les autres peuples germaniques. En fait, l’attitude conciliatrice des rois burgondes à l’égard des provinciaux résultait d’une décision mûrement réfléchie. Il s’agissait de créer un peuple unique qui serait capable de résister aux royaumes voisins devenus peu à peu plus forts qu’eux. La dernière défaite du roi Godomar suggère que cet ambitieux dessein a échoué. En fait, les rois burgondes parvinrent à leur fin au-delà même de leurs espérances, mais, vaincus militairement, ils ne récoltèrent pas les fruits de ce succès.
Un signe ne trompe pas : un nouveau mot apparaît quelques années après la chute et le dépeçage du royaume de Godomar. Ce mot, c’est Burgundia, Burgondie. Il est attesté la première fois en 552 dans une lettre rédigée par les clercs de Milan. Dix-huit ans après la fin du royaume burgonde, les auteurs de la missive distinguent la Burgondie du reste de la Gaule. Cette région est devenue une patrie, un lieu d’identité commun à tous les habitants qu’ils se définissent comme Romains, Burgondes ou Francs. Tous d’ailleurs avaient des ancêtres de ces trois nationalités, car les mariages mixtes apparurent très tôt, y compris dans la plus haute aristocratie. Et plus le temps passe, plus les signes d’une identification des habitants à cette entité politique se multiplient.
C’est ainsi que des hommes d’Églises créent au début du VIe siècle le Cycle de Bourgogne. Ils associent artificiellement dans une histoire commune des saints qui n’avaient à l’origine aucun lien entre eux et qui n’étaient même pas tous contemporains. C’est ainsi que ces hagiographes anonymes racontent qu’Irénée de Lyon fut à la tête des saints patrons de Besançon (saints Ferréol et Frejeux), de Saulieu (saint Thyrse), d’Autun (saint Symphorien), de Dijon (saint Bénigne), de Chalon (saint Marcel), de Langres (saints Speusippe, Eleusippe et Méleusippe) et de Valence (saints Félix, Fortunat et Achillée). Tout comme Lyon était la capitale du royaume burgonde, on imagina une sainte géographie où Lyon était à la tête d’une région correspondant à la surface du royaume burgonde, qui n’existait pas encore à l’époque où ces saints ont vécu ou sont censés avoir vécu.
Il y eut mieux encore. Le royaume burgonde fut littéralement recréé par le roi franc Gontran, petit-fils de Clovis et de Clotilde. Lors d’un partage du domaine franc entre les fils du roi Clotaire, Gontran se vit attribuer un royaume qui englobait le domaine burgonde avec quelques cités supplémentaires : une partie du sud de la Provence, Orléans, Troyes et Sens. Et Gontran se comporta comme un roi burgonde. Il baptisa son fils aîné du nom de Gondebaud. Il fonda un monastère à Chalon-sur-Saône sur le modèle exact de celui de Saint-Maurice d’Agaune. Il attribua à l’évêque de Lyon une prééminence sur tous ses collègues, laissant ainsi à l’ancienne capitale un statut particulier. Cette région fut désignée par le nom de Burgondie.
Cette Burgondie continua à exister après la mort de Gontran. Et les nobles du royaume exigèrent soit d’avoir un roi franc pour eux seuls, soit un maire du palais. Il n’était plus question de démembrer la Burgondie comme en 534.
Plusieurs révoltes de ce pays attestent l’attachement de la population aux anciens rois burgondes. Aléthius, un noble de Burgondie, tenta en vain de devenir roi en 613. Pour arriver à ses fins, il voulut épouser la femme d’un roi franc, parce qu’elle était elle-même une descendante des rois burgondes. Aléthius estimait que sa légitimité d’usurpateur pouvait reposer sur une telle alliance. Quelques années plus tard, en 643, un noble burgonde nommé Willibad tenta de tuer un maire du palais franc. Son nom suggère que le révolté descendait des rois burgondes. Enfin à la fin du VIIe siècle, un maire du palais voulut supprimer la coutume de choisir les hauts fonctionnaires de la Burgondie exclusivement au sein de la noblesse du pays. L’évêque d’Autun, Léger, refusa cette innovation et fit nommer un nouveau maire du palais en la personne de Léodesius. Or ce dernier avait une épouse qui affirmait descendre du roi Godomar. Il apparaît donc que près de deux siècles après la disparition du royaume burgonde, les rois burgondes constituaient toujours une source de légitimité.
Au VIIIe siècle, apparaît une légende selon laquelle les Burgondes, en arrivant dans la vallée du Rhône, ont massacré tous les Gallo-Romains qu’ils trouvèrent sur place. Paradoxalement, ce récit violent démontre que la fusion est totale. Tous les habitants de Burgondie s’appellent désormais Burgondes et rien ne les distinguent les uns des autres. Les érudits de l’époque qui voyaient dans les anciens textes des mentions de Gallo-Romains, de Romani, tentèrent d’expliquer la disparition de ce mot en inventant ce génocide. Vers cette époque, apparaît le nom de Gundobadi: il s’agit des habitants qui sont encore sous la juridiction de la Loi Gombette et qui sont les descendants des Burgondes. La distinction ne relève plus que de la technique juridique. Le lointain dessein des rois burgondes est ainsi réalisé.
Il fallut attendre le traité de Verdun en 843 pour voir la Burgondie coupée en deux morceaux. Et même après cette rupture, l’idée d’une entité burgonde ne mourut pas. Quarante-cinq ans plus tard, le royaume rodolphien fut créé et se revendiqua comme l’héritier des
Burgondes. Ce fut aussi le cas d’un duc de la région de l’ancien royaume qui conserve aujourd’hui encore le nom de Burgondie, la Bourgogne. Au XVe siècle, Charles le Téméraire se déclarait héritier du royaume burgonde: «Ceulx de France l’avoient longtemps ausurpé, et d’icelluy fait duchié, que tous les subejetz debvoient bien avoir à regret». (J. Favrod)
Quand la Burgondie devient franque
Profondément imprégnée des traditions funéraires de l’Antiquité tardive, bien vite intégrées par l’aristocratie burgonde, la population des régions Bourgogne, Franche-Comté et Suisse occidentale conserva longtemps sa coutume : des inhumations parfois accompagnées d’une offrande symbolique et des tombes en coffres de bois puis de dalles. Pourtant, à la faveur de fouilles intégrales de nécropoles, des signes de mutation se sont révélés, permettant de pénétrer au cœur de modifications coutumières réciproquement modelées par les « conquérants » et les «natifs» de cette vaste aire culturelle. Deux cimetières fouillés en Franche-Comté, dans le département du Doubs — Les Champs Traversains à Saint-Vit et La Grande Oye à Doubs — ont jeté un nouvel éclairage sur les pratiques funéraires à partir de la seconde moitié du VIe siècle jusqu’à la fin du VIIe siècle, ravivant dans le même temps les données de recherches plus anciennes. Sur l’autre versant du Jura, sur le Plateau suisse et dans le bassin lémanique, d’autres espaces funéraires sont venus simultanément mettre l’accent sur la diversité des pratiques et nourrir la réflexion sur l’approche de la mort au cours de cette période. C’est à travers un certain nombre de signaux communs que se dessine, à partir de la seconde moitié du VIe siècle, l’expression originale des changements issus de la conquête du nord de la Burgondie par les Francs.
L’armement, emblème du pouvoir
La pratique ostentatoire du dépôt funéraire offre, à Saint-Vit, l’opportunité d’observer l’évolution des dotations au cours de cette période. La première génération de défunts est enterrée avec un armement standardisé entre 540 et 580, à l’instar des modèles francs identifiés entre Seine et Rhin. Elle est représentée par des sépultures installées en chambres funéraires souvent monumentalisées. Le dépôt d’armes combinées — lance, épée, flèches et bouclier — est complété par une hache ou un angon dans les cas les plus remarquables. L’homme inhumé dans la chambre funéraire de type Morken* S. 168, surmontée d’un tertre entouré d’un fossé, illustre parmi d’autres la fin de cette phase. Ce modèle, affichant des marques stéréotypées de prestige, trouve des échos dans d’autres nécropoles de la Burgundia, par exemple à Genlis et Renève (Côte d’Or), Chaussin (Jura), Dampierre-sur-le-Doubs (Doubs) et Bâle-Bernerring (Suisse). Autour de 600, le choix d’un dépôt sélectif semble s’être opéré parmi l’élite locale qui manifeste désormais son pouvoir à travers des armes spécifiques comme la lance et le scramasaxe, parfois associés à l’épée. Ces modifications se lisent à travers un certain nombre de sépultures du domaine romano-burgonde*. Dans l’arc jurassien notamment, des hommes dotés d’une épée se distinguent parmi une population privilégiant jusqu’alors l’absence d’offrande ou un objet unique symbolique. Ainsi dans la haute vallée du Doubs, dans la nécropole de La Grande Oye, on a inhumé dans la chambre funéraire S. 441A un petit garçon avec une épée et son baudrier en fer. Son scramasaxe et sa ceinture étaient déposés à l’emplacement du crâne. La tombe 143 d’un adulte de Riaz-Tronche-Bélon (FR, Suisse) en constitue un parallèle remarquable. Ces défunts dotés d’un armement emblématique apparaissent autant au sein de nécropoles rurales issues de la tradition romanisée que dans les cimetières de l’élite franque comme Saint-Vit. Ces hommes affichent tous jusque dans la mort, en même temps que la puissance de leur famille, leur « sujétion » à l’autorité royale dont ils étaient probablement dépositaires.
Les riches costumes des dames inhumées
Au cours de la seconde moitié du VIe siècle, les femmes associées aux guerriers de Saint-Vit ont des ceintures fermées par une boucle simple, des châtelaines* à anneaux de métal ou à barrettes en argent; des amulettes, des pendeloques en or et des colliers signalent les plus riches. Dans la génération qui suit, à partir de la fin du VIe siècle, les fibules* sont fréquentes, portées par deux ou à un seul exemplaire; elles sont associées à différents types de ceintures. La plaque-boucle à cinq rivets portée par la défunte S.136 évoque le costume des femmes du nord de la Gaule. Des modèles de ceintures à anneaux sont plus rares et pourtant présents à Saint-Vit comme à Doubs dans la tombe S. 401A. La châtelaine suspendue à cette ceinture rassemble de petits ustensiles et des armes miniatures, dispositif également porté vers 600 par quelques riches femmes au nord de la Seine. Que dire de la coiffe serrée par un diadème? Au-delà des évocations de l’Antiquité tardive, est-elle inspirée des costumes de femmes franques de la première moitié du VIe siècle? Les perles tubulaires en tôle d’or et les micrograins de la Tour-de-Peilz (VD, Suisse) ornaient sans doute aussi un voile ou une coiffe, riches broderies parfois utilisées sur des vêtements féminins de Louviers (Eure) et de quelques défuntes du nord de la France et d’Allemagne de l’Ouest.
Vers des modes régionales
L’influence franque — indéniable dans des nécropoles fondées par de riches familles à la solde du pouvoir comme à Saint-Vit — est sensible jusque dans le premier tiers du VIIe siècle. Mais l’émergence d’une mixité des usages, couplant l’imitation du modèle franc et le développement d’artisanats spécifiques au domaine romano-burgonde, donne à la Burgundia franque une tonalité toute particulière. La pratique de l’offrande d’aliments et de vaisselle se matérialise dans bien des cimetières par des céramiques aux formes typiques, comme celle de la tombe S. 136 de Saint-Vit. Les ceintures féminines, bien visibles avec leurs plaques d’abord empruntées aux costumes masculins puis adaptées à de nouvelles modes vestimentaires, témoignent d’une acculturation progressive. C’est ainsi que des ateliers jurassiens diffuseront des modèles originaux, présents dans nombre de nécropoles du VIIe siècle. Il est vrai que l’expression régionale se montrera dans les sépultures de femmes et d’enfants par l’intensification des offrandes tout au long du VIIe siècle, contrairement au reste du domaine mérovingien occidental.
Aussi, pour discrètes qu’aient pu paraître les sources archéologiques du second royaume burgonde, celles qui signalent l’empreinte franque à partir du milieu du VIe siècle sont davantage lisibles dans une aire culturelle qui aura su s’approprier à tout moment les signes du pouvoir, quelles qu’en soient les manifestations. (Fr. Passard et S. Gizard)
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