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juillet 2020

La bataille d’Actium et le phénomène des “eaux mortes”

 

© Morgane Parisi - www.StudioBrou.com. Photo service de presse.

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En ce 2 septembre 31 av. J.-C., deux hommes vont s’affronter pour conquérir définitivement le pouvoir et présider aux destinées de Rome : Marc Antoine, ancien maître de la cavalerie et lieutenant de César, et Octave, petit-neveu et fils adoptif de ce même César. Chacun dispose de forces armées considérables, tant terrestres que maritimes : 75 000 légionnaires, 25 000 auxiliaires et 12 000 cavaliers, avec près de 230 navires (dont 60 fournis par la reine d’Égypte), 20 000 fantassins de marine et 2000 archers pour Antoine ; 80 000 légionnaires et 12 000 cavaliers, plus le double de vaisseaux (mais plus légers) et 40 000 hommes embarqués pour Octave. C’est donc un combat maritime à deux contre un qui va s’engager, mais Antoine a l’avantage de disposer de quelques puissants navires qui sont de véritables forteresses flottantes. Octave a disposé sa flotte sur trois fronts : M. Agrippa à gauche, L. Arruntius au centre et M. Lurius et Octave à droite ; Antoine a fait de même avec L. Publicola à droite (en face d’Agrippa), M. Octavius et M. Insteius au centre, et C. Sosius à gauche, et juste derrière ces trois flottes, les navires de Cléopâtre.

 

© DR.

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Le but d’Antoine est de profiter du vent qui se lève autour de midi pour percer le centre de la flotte d’Octave avec ses gros navires, passer en force et permettre aux navires de Cléopâtre qui transportaient le trésor de l’armée de se frayer un chemin vers la haute mer et regagner ainsi l’Égypte. Pourtant, malgré ses navires imposants qui auraient dû écraser ceux, plus nombreux mais plus petits, d’Octave, c’est le contraire qui se produisit : une quarantaine de bateaux d’Antoine furent envoyés par le fond avec près de 12 000 hommes. Le reste fut soit incendié par Agrippa (notamment ceux de l’aile droite commandée par L. Publicola), soit capturé. La raison de cette défaite d’Antoine et de Cléopâtre n’est pas d’ordre tactique semble-t-il, et les historiens essaient depuis des décennies de comprendre les raisons de cette déroute qui a véritablement changé la face du monde romain. Si l’on en croit le naturaliste Pline l’Ancien (23-79 apr. J.-C.), une légende rapporte que c’est Neptune qui a défavorisé Marc-Antoine en envoyant un echeneis*-remora, un poisson-ventouse, qui, collé à la coque de la galère prétorienne d’Antoine, le força à passer sur un autre navire, délais dont profita la flotte d’Octave pour attaquer et remporter la victoire (H.N. IX, 41 ; XXXII, 1).

Qu’en est-il vraiment ? Une équipe interdisciplinaire du CNRS et de l’université de Poitiers vient d’apporter une explication assez inattendue.

Derrière le phénomène des « eaux-mortes »

Des bateaux mystérieusement freinés, voire stoppés, dans leur course bien que leurs moteurs fonctionnent parfaitement. Ce sont les « eaux-mortes », observées pour la première fois en 1893, et décrites expérimentalement en 1904, sans avoir livré tous leurs secrets. Une équipe interdisciplinaire du CNRS et de l’université de Poitiers explique pour la première fois ce phénomène : la variation de la vitesse des bateaux piégés en eaux-mortes est due à des ondes qui agissent comme un tapis roulant bosselé sur lequel les navires se déplacent d’avant en arrière. Ces travaux sont publiés dans PNAS le 6 juillet 2020.

En 1893, l’explorateur norvégien Fridtjof Nansen fut le témoin d’un étrange phénomène alors qu’il naviguait au nord de la Sibérie : son bateau fut freiné par une force mystérieuse et il eut beau faire des tours et des détours, il ne retrouva pas sa vitesse normale. En 1904, l’océanographe et physicien suédois Vagn Walfrid Ekman a montré, en laboratoire, que des vagues, formées sous la surface, à l’interface entre la couche d’eau salée et la couche d’eau douce constituant la partie supérieure de cette zone de l’océan arctique, interagissaient avec le bateau, jusqu’à le freiner.

 

Vue du dispositif expérimental (à gauche) et exemple de  calculs mathématiques (à droite).  En utilisant des cuves plus larges qu’habituellement, les scientifiques ont montré que le  confinement latéral imposé par les dispositifs expérimentaux trop étroits, ou par les ports et  les écluses, exacerbe les oscillations dynamiques des bateaux ©Pprime (CNRS) & LMA (CNRS/Université de Poitiers). Image service de presse.

Vue du dispositif expérimental
(à gauche) et exemple de calculs
mathématiques (à droite). En utilisant des cuves plus larges qu’habituellement, les scientifiques ont montré que le confinement latéral imposé par les dispositifs expérimentaux trop étroits, ou par les ports et les écluses, exacerbe les oscillations dynamiques
des bateaux. ©Pprime (CNRS) & LMA
(CNRS/Université de Poitiers). Image service de presse.

Ce phénomène, dit d’ « eaux mortes », peut s’observer dans toutes les mers et océans où se mélangent des eaux de différentes densités (à cause de la salinité ou de la température). Il désigne deux phénomènes de résistance observés par les scientifiques. Le premier, le « phénomène de résistance d’ondes internes à la Nansen », amène à une vitesse constante, même si anormalement basse, du bateau. Le second, le « phénomène de résistance d’ondes internes à la Ekman », est caractérisé par des oscillations de la vitesse du bateau piégé, dont l’origine restait obscure. Des physiciens, des mécaniciens des fluides et des mathématiciens de l’Institut Pprime du CNRS et du Laboratoire de mathématiques et applications (CNRS/Université de Poitiers) ont tenté à leur tour de résoudre ce mystère, notamment grâce à une classification mathématique de différentes ondes internes et une analyse des images expérimentales sous l’échelle du pixel, une première.

Ils ont ainsi montré que ces variations de vitesse sont dues à la génération d’ondes spécifiques qui agissent comme un tapis roulant bosselé sur lequel le navire se déplace d’avant en arrière. Les scientifiques ont de plus réconcilié les deux observations de Nansen et Ekman. Ils ont montré que le régime oscillant d’Ekman n’est que temporaire : le navire finit par s’en échapper, pour atteindre la vitesse constante de Nansen.

 

Vue latérale de l’expérience d’eaux- mortes en laboratoire pour une force de  traction donnée. © Pprime (CNRS). Image service de presse.

Vue latérale de l’expérience d’eaux- mortes en laboratoire
pour une force de traction donnée. © Pprime (CNRS). Image service de presse.

Ces travaux s’inscrivent dans un vaste projet¹ cherchant à comprendre pourquoi, lors de la bataille d’Actium (31 avant J.-C.), les gros bateaux de Cléopâtre ont perdu face aux frêles navires d’Octave. La baie d’Actium, qui présente toutes les caractéristiques d’un fjord, aurait-elle pu piéger les bateaux de la reine d’Égypte dans des eaux-mortes ? Une autre hypothèse à envisager pour expliquer cette défaite retentissante, que l’on attribuait dans l’antiquité aux rémoras, des « poissons-ventouses » collés à leur coque, comme le veut une légende.

* Echeneis vient du grec echein : arrêter, retenir, et naos, bateau, navire.

 

Note

1. Ces travaux ont été financés par l’appel à projets interdisciplinaire 80|Prime 2019 (projet OFHYS) et par la Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires du CNRS.

Bibliographie
The dual nature of the dead-water phenomenology: Nansen versus Ekman wave-making drags. Johan Fourdrinoy, Julien Dambrine, Madalina Petcu, Morgan Pierre, and Germain Rousseaux. PNAS, le 6 juillet 2020. DOI : 10.1073/pnas.1922584117.

 

Source. CNRS 3 juillet 2020