Après Babel, traduire
Exposition temporaire du Mucem à Marseille
14 décembre 2016 – 20 mars 2017
le mythe biblique qui rapporte l’histoire de la tour de Babel (Gn XI, 1-9) est là pour dire l’échec de la tentative
d’une langue et d’un pouvoir uniques pour tous les hommes. Babel veut dire « Confusion » en hébreu.
Babel, la diversité des langues, est-ce une malédiction ou une chance ?
Cela peut-être une chance, à condition de traduire. La traduction est l’un des grands enjeux culturels et sociétaux d’un monde globalisé. Traduire, c’est préférer à une communication rapide et basique dans une langue dominante plus ou moins
artificielle (aujourd’hui le « global english » ou globish), un travail coûteux et parfois déconcertant sur la différence des langues, des cultures, des visions du monde, pour les comparer et les mettre en harmonie.
La traduction est d’abord un fait d’histoire : les routes de la traduction, via le grec, le latin, l’arabe, sont celles de la transmission du savoir et du pouvoir. « La langue de l’Europe, c’est la traduction », a dit Umberto Eco. Les civilisations d’Europe et de Méditerranée se sont construites sur cette pratique paradoxale : dire « presque » la même chose, et inventer en passant, à la confluence des savoirs et des langues.
C’est aussi un enjeu contemporain. La diversité des langues apparaît souvent comme un obstacle à l’émergence d’une société unie et d’un espace politique commun, mais l’exposition Après Babel, traduire inverse cette proposition et montre comment la traduction, savoir-faire avec les différences, est un excellent modèle pour la citoyenneté d’aujourd’hui.
Partant d’une abstraction — le passage d’une langue à une autre —, l’exposition donne à voir, à penser et à voyager dans
cet entre-deux. Du mythe de Babel à la pierre de Rosette, d’Aristote à Tintin et de la parole de Dieu aux langues des signes, elle présente près de deux cents œuvres, objets, manuscrits, documents installations, qui manifestent de façon spectaculaire ou quotidienne les jeux et les enjeux de la traduction.
Le parcours de l’exposition se divise en trois moments
Dans le premier, « Babel, malédiction ou chance : politiques de la langue », très visuel, on s’émerveillera des objets présentés, qu’il s’agisse des représentations de Babel comme l’énorme tour de Tatline, des pièces célèbres comme les vases grecs du Louvre et la pierre de Rosette, ou encore de la véhémence de l’expression socio-politique, avec Chéri Samba.
Dans le second, « Les flux et les hommes », plus historique et didactique, on comprendra le parcours en langues des œuvres qui fabriquent les civilisations de la Méditerranée, avec la traduction des textes sacrés et l’émergence des langues vernaculaires, avec aussi la mise en visibilité des oubliés de la culture que sont les traducteurs.
Dans le troisième, « Traduisibles/ intraduisibles », on s’interrogera à partir d’œuvres parfois énigmatiques sur ce qui résiste à la traduction.
Politiques de la traduction
La langue est toujours un enjeu politique, et l’importance accordée à la traduction dépend de la manière dont on considère l’autre, l’étranger : elle implique qu’on sache articuler les différences. Les anciens Grecs, fièrement monolingues, stigmatisent comme “barbare” celui qui ne parle pas comme soi : Blah blah blah, Mel Bochner met en scène l’onomatopée (comme Babel, babil, ou berbère) que devient la langue de l’autre, qu’il soit Perse comme sur les vases du Louvre ou «Long-nez » comme nous pour les Chinois. On impose une langue, sa langue, par des décrets comme celui de Villers-Cotteret, ou celui sur le statut des langues régionales, par la colonisation (Chéri Samba, Les Tours de Babel dans le monde).
D’autres politiques existent, à l’œuvre en Afrique du Sud par exemple, dont on présente la constitution en onze langues nationales, qui conserve partout le mot zoulou : ubuntu («réconciliation »? «fellowship »? «nous sommes donc je suis »…).
La traduction partout toujours
À vrai dire, la traduction est une évidence. Elle existe sitôt que deux langues, cultures, civilisations, entrent en contact. Le visiteur est immergé dans la visibilité de ce processus : témoignages du passé et du présent, objets et documents bilingues, trilingues, multilingues… Des tablettes de Sumer et des lamelles de Pyrgi pour la fondation d’un temple étrusque, de la Pierre de Rosette ou de la stèle de Xi’an, aux étiquettes de vêtements ou aux menus de restaurants dans notre vie de tous les jours, la différence des langues, rendue sensible par celle des alphabets, s’accompagne de leur mise en rapport. Les objets présentés, monumentaux ou d’utilité quotidienne, font voyager dans le temps, dans l’espace, comme dans les technologies mises en œuvre (argile, pierre, parchemin, papier, tissu, métal, numérique).
Traduction et invention des savoirs
La traduction ne se réduit pas à un simple processus de communication. Nous sommes les produits de la traduction, et c’est particulièrement sensible à Marseille, en Méditerranée, en Europe. De fait, « notre » civilisation s’est dessinée à travers ce que le Moyen Âge appelle “la translation des savoirs”, qui est aussi un transfert de pouvoir, d’une langue et d’une culture dominante à une autre — transferts du, et vers, le grec, le latin, l’arabe, routes de la traduction, comme il y a des routes
de la soie.
Le dispositif interactif « Les routes de la traduction » permet de suivre, comme si c’étaient des lignes de métro, les trajets de quelques grandes œuvres qui constituent la matrice des savoirs, des techniques, de l’imaginaire, de la pratique, à travers la Méditerranée et au delà. Les lignes ont pour nom Aristote, Euclide, Ptolémée, Galien, Les Mille et une Nuits, Marx et Tintin ; les stations et les changements sont Athènes, Rome, Constantinople, Alexandrie, Bagdad, Tolède, Padoue ou Londres… Au fil des traductions, manuscrits et objets techniques à l’appui, le visiteur est conduit à mettre en œuvre la perspective, à polir les lentilles d’une lunette, à fabriquer un astrolabe, à interroger l’intérieur du corps humain.
Certaines œuvres, comme Les Mille et une Nuits, sont même fabriquées par leur traduction. D’autres, Marx par exemple, les affiches en témoignent, se répandent immédiatement comme des traînées de poudre. Quant à Tintin, le reporter du Petit Vingtième, il est traduit en autant de langues que la Bible.
Traduire la parole divine ?
Mais peut-on traduire la parole de Dieu, révélée dans une langue par là même sacrée ? Entre interdit et prosélytisme, les livres des trois religions révélées, Torah, Bible et Coran, entretiennent avec la traduction un rapport très différent que rendent visible les manuscrits et les éditions. À travers la tradition juive et son foisonnement herméneutique, on perçoit l’émergence de la notion même de traduction : le texte hébreu est presque toujours accompagné du targum, en araméen ; Talmud, Midrach, Hallakah, font partie intégrante de la transmission ; et la Septante, traduction en grec de la Torah, est une commande juive — les quelques soixante-dix sages commis à cette tâche auraient même rendu un texte identique au mot près (lettre d’Aristée et plafond de Versailles)…
La Bible chrétienne se déploie en langue latine avec la Vulgate de saint Jérôme, patron des traducteurs que l’on représente à l’infini (portrait par Georges de La Tour, gravure de Rembrandt, mur des Saint-Jérôme) ; ses traductions sont à l’origine ou à la consolidation des langues vernaculaires et parfois des alphabets, avec Mesrop Mashtots pour l’arménien, Cyrille et Méthode pour le cyrillique, ou Luther pour l’allemand (portrait par Cranach). Le Coran, quant à lui, doit rester dans la langue de sa Révélation, l’arabe ; mais on peut en traduire « le sens », comme en témoignent les premières versions juxtalinéaires, avec un mot sous un mot, en persan par exemple.
Comment d’ailleurs être sûr du sens ? Les traductions, qui jouent sur les équivoques linguistiques, n’ont rien d’innocent. On en prend trois exemples, magnifiés par de grandes œuvres. Moïse karan, était-il « cornu », et un peu diabolique, comme celui de Michel-Ange, ou bien « rayonnant », comme chez Chagall — ou un peu des deux, comme Millet dans son «Autoportrait en Moïse »? Et Eve, est-elle née de la côte d’Adam, en femme soumise à l’homme dont elle est une partie, comme dans la plupart des enluminures, ou bien a-t-elle été créée « à côté » de lui, comme le montre Rodin dans La Main de Dieu ? Et à quoi ressemble donc l’arbre du Bien et du Mal ? Est-ce un « pommier » par simple mégarde traductive (parce qu’en latin, malum avec un a court signifie « mal », et avec un a long « pommier » !) ou plutôt un figuier comme chez Blake,
voire un champignon hallucinogène comme dans la magnifique petite abbaye de Plaincourault ?
Le traducteur invisible : du drogman à l’artiste
Enfin, toutes ces traductions sont liées à des hommes, professionnels du doublage, interprètes, traducteurs, passeurs, qu’on fera sortir de leur invisibilité en proposant une cimaise de portraits, de Cicéron à Amadou Hampâte Bâ.
L’installation de Muntadas joue avec le métier d’interprète. On pénètrera dans l’atelier du traducteur, avec Baudelaire, Mallarmé, Artaud, Pessoa qui réinventent Edgar Poe dans leur langue et pour leur compte de poète, chacun son «Corbeau », comme en témoignent les manuscrits et les ouvrages, en dialogue avec Manet et Odilon Redon. L’exposition et ses ateliers permettront à chacun de faire l’expérience critique du traduire, tant en dialogue avec des traducteurs qu’en interaction avec des machines, dont on verra l’ancêtre – le «cerveau mécanique » de Georges Artsrouni.
L’intraduisible corps des langues
Les difficultés de traduction sont au cœur de la dernière partie de l’exposition.
Les « intraduisibles » sont les symptômes de la différence des langues ; c’est pourquoi ils sont si précieux : à travers eux, on enrichit et on complique sa propre perception du monde. On le montrera de manière très concrète et souvent ludique. C’est d’abord le « corps des langues » qui fait obstacle, matière sonore et signifiante, matière visuelle aussi via la typographie (El Lissitsky, « Veshch-Gegenstand-Objet »). On le rend perceptible au moyen des onomatopées, des idiotismes, des rébus, des chansons, tous les jeux sur le son et le sens (Dario Fo, qui a seulement l’air de parler anglais, allemand, italien…). Comment
chante un coq anglais, comment miaule un chat chinois ? Et la pluie qui tombe : des cordes et des hallebardes (en français), des pierres (en wolof), ou des chats et des chiens (en anglais) ? Avec le signifiant et l’équivoque, matérialisés dans les rébus, on touche au rêve et à l’absurde. Duchamp dessine un idiotisme, Pulled at four pins, qui n’a de sens qu’en français ! Un juke-box permet d’entendre « Comme d’habitude », « My way » en anglais, dans une dizaine de langues, et « Lili Marlene » passe avec sa traduction-transformation du nazisme à la résistance.
Le malin génie des langues
On touche ainsi à l’encombrant problème du « génie » des langues, rapport langue-peuple-culture, lieu par excellence des idées reçues. Pour les défaire ou les réinventer, nous proposons un détour, avec Nurith Aviv et Emmanuelle Laborit, par les langues des signes, qui signent différemment le « ciel » et le « bleu », la « culture » ou l’« amour », en japonais, en américain ou en français. Et Bertrand Lavier, dans Polished, en montre l’emprise sur le quotidien en fabriquant sept diptyques qui confrontent un protocole de fabrication et l’objet correspondant ; le protocole dans sa version originale est en français, puis il est traduit et mène à la réalisation d’un deuxième objet, puis la traduction est traduite, etc. Des génies singuliers, mais sans nationalismes. Une pluralité qui complique l’universel et fabrique un monde avec du divers.
Entre le même et l’autre
Chaque langue est d’abord une somme singulière d’équivoques, d’ambiguïtés motivées, évidemment incomparables, mais pourtant appropriables d’une langue à l’autre. Une langue, ça n’appartient pas, ça se partage, ça s’apprend, ça se vole. La littérature, brésilienne en particulier, avec “l’anthropophagie” d’Oswald de Andrade, et “l’intraduction” des Frères Campos, va jusqu’à ingérer la langue des Tupis comme celle de Gertrud Stein. La traduction est une manière privilégiée d’inventer entre les langues. Ce qui compte, au fond, c’est ce qu’il y a « entre ». Tout se passe dans cet « entre » : ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. C’est toute la problématique de la représentation, au fondement de la peinture, qui se trouve pour finir sollicitée, en deux scansions extrêmes écartées dans le temps : le triple autoportrait de Johannes Gumpp, et l’homme au chapeau de Markus Raetz, dont l’ombre projetée dessine… un lapin. On sort en traversant une représentation de «La représentation impossible » de Magritte, où l’homme de dos face au miroir se reflète encore de dos. Y a-t-il un original ?
Catalogue de l’exposition « Après Babel, traduire » Coédition Mucem/Actes Sud
Format 20 × 27 cm, 272 pages,
120 illustrations
35 € TTC
ISBN 978-2-330-06915-5
Parution : décembre 2016
Informations pratiques
Mucem, 1 esplanade du J4, 13002 Marseille
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Tél. 04 84 35 13 13—De 9h à 18h 7 j / 7
reservation@mucem.org / mucem.org
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